Faux diplômes, faux témoignages ou fausses factures, la traduction assermentée présente d’importantes failles de sécurité. En tant que dirigeant d’un cabinet de 43 experts, je dois aujourd’hui alerter les pouvoirs publics.
Nous traduisons 32 langues et voyons plusieurs milliers de dossiers chaque année. Je suis incapable de vous dire combien de faux documents passent entre nos mains, je peux juste vous parler de ceux que nous détectons - et refusons bien évidemment de traduire - et surtout de la façon dont nous les détectons.
Cependant ne nous leurrons pas, nous ne détectons que les mauvais faux : ceux qui présentent des fautes d’orthographe ou de grammaire incompatibles avec leur origine prétendue [1], ou des fautes de typographie qui montrent que l’ordinateur qui les a générées n’avait pas le bon clavier (et donc n’était très probablement pas dans le bon pays) [2], ou des anachronismes [3], ou encore des incohérences de tous ordres [4].
Mais si le faussaire est raisonnablement intelligent et compétent, nous ne pouvons rien voir. Concrètement, ne pas détecter de faux documents dans le mois est rarissime. Les tentatives de fraude sur les permis de conduire et les demandes d’asile sont les plus fréquentes. Certains experts du cabinet pensent même qu’il existe des réseaux organisés de fabrication de faux documents faisant systématiquement appel à la traduction assermentée pour "blanchir" les faux.
Nous refusons aussi de traduire des apostilles orphelines [5], car la technique est trop simple : utiliser la même police de caractère que l’expert et profiter du fait que le Ministère de la Justice n’a jamais précisé que toutes les pages d’une traduction assermentée doivent être tamponnées et signées, afin de profiter de l’assermentation de l’apostille pour officialiser… ce que l’on voudra !
Mais nous savons hélas que les clients refusés n’auront qu’à s’adresser à l’une des nombreuses officines intermédiaires qui pullulent sur le web pour trouver un prestataire moins regardant.
Comment ?
Les experts traducteurs ont une spécificité par rapport à toutes les autres catégories d’experts : en plus de répondre aux besoins directs de la justice et de la police, ils travaillent aussi dans le secteur privé pour réaliser toutes les traductions officielles qui doivent l’être, à la demande de très nombreux acteurs de la vie économique et sociale.
Malheureusement cette activité n’est ni gérée, ni encadrée, ni surveillée, car la justice est focalisée sur ses besoins propres en audiencement et autres gardes à vue. Et pourtant ces traductions assermentées sont le socle de décisions officielles et importantes ayant très souvent un impact financier.
Des solutions
1 - Protéger les experts traducteurs et leur travail en faisant appliquer la loi 71-498 et plus particulièrement son article 4. Les experts le demandent en vain depuis des décennies.
2 - Formaliser le contenu d’une traduction assermentée [6]. par la mention systématique de la nature du document traduit et de son nombre de pages, ainsi que par l’assermentation (tampon + signature + numéro unique) de chaque page.
3 - Fournir une Marianne aux experts traducteurs et faire une base de données de leurs signatures, car actuellement leur tampon est aussi aisément falsifiable que leur signature est invérifiable.
4 - Ouvrir un registre national des traductions assermentées, alimenté par les experts [7]. Cette base en libre consultation permettrait de vérifier à quoi correspond une traduction assermentée d’un numéro donné, par qui elle a été faite et quand. Elle mettrait fin au prêt de tampon [8] car un expert réalisant un nombre anormal de traductions serait immédiatement visible.
5 - Informer les experts traducteurs de tout ce qu’ils doivent refuser, à savoir les documents incomplets, les apostilles orphelines, ainsi que les documents "officiels" présentant des anomalies patentes d’orthographe, de grammaire ou de typographie.
Notes
- [1] C’est le cas de détection le plus fréquent.
- [2] Pour toutes les langues utilisant un alphabet latin étendu, soit la grande majorité.
- [3] Exemple amusant et récent : un document signé électroniquement mais daté de … 1980.
- [4] Tels que des trous dans la numérotation des pages ou des chapitres.
- [5] Apostille orpheline : apostille seule, sans le document au dos duquel elle a été apposée.
- [6] Les "normes" en vigueur ne traitent que de la forme (avoir un tampon rond, écrire "Ne varietur" en latin,...) sans une once de réflexion sur la sécurité.
- [7] Très simple : 1 - connection, 2 - bouton "nouvelle traduction", 3 - choisir le type de document, 4 - obtenir en retour le numéro unique à utiliser pour la traduction.
- [8] Prêt de tampon : pratique illégale où des experts prêtent leur tampon à des agences de traduction, permettant à ces dernières de réaliser de "vraies fausses" traductions assermentées sur lesquelles l’expert touche un pourcentage sans travailler.
Cet article a également été publié sur le site "Village Justice"
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